L’interview: C. Kean

Est-on écrivain-e avant d’avoir publié? À cette question qui angoisse tant d’auteurs, il suffit de se pencher sur le cas de C. Kean pour avoir une réponse satisfaisante: oui, lorsque l’on est pareillement travaillée par la littérature, quand fourmillent en nous des récits pendant des années, avec exigence et passion, on est auteure bien avant avoir vu son nom sur la couverture d’un livre.

C’est avec beaucoup de plaisir que j’ai mené cet entretien avec cette femme de lettres que je vous invite également à découvrir à travers sa page. Une interview qui devrait intéresser toutes celles et ceux qui s’intéressent à l’écriture et aux thèmes abordés habituellement sur le Fictiologue.

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Le Chœur des oiseaux, ton principal projet de roman en cours, tu le présentes comme un roman alternatif. Qu’est-ce que tu entends par là ?

J’entends par là que, pour le moment, je n’arrive pas inscrire ce roman dans un genre particulier. J’ai beaucoup de mal à me positionner sur cette question, et sur celle des attentes des lecteurs vis-à-vis des genres en littérature, et particulièrement en littérature de l’imaginaire. Et j’ai toujours eu une sainte horreur des étiquettes. Alors oui, sans doute que je devrais dire fantasy et trouver un terme complémentaire pour faire entendre qu’il n’y aura ni ambiance médiévale, ni dragon, ni chevalier. Peut-être que je pourrais parler de fantasy historique ou XIXèmiste, ou peut-être de fantasy coloniale ? Mais je n’aime pas que le genre soit une limite, et malheureusement j’ai l’impression qu’il existe un clivage important entre littérature de l’imaginaire et littérature tout court. Alors pour le moment, comme en musique, j’aime le terme « alternatif ». C’est une façon de faire un pas de côté pour moi, et d’inviter à regarder en travers des cases.

« La vérité vraie est toujours invraisemblable » écrivait Dostoïevski. C’est un principe que tu mets en application dans ce texte ?

Pas vraiment non, parce qu’il n’y a pas de vérité vraie pour moi. Seulement des vérités partielles. La mémoire et le récit déforment et transforment tout. Ce n’est pas mensonge pour autant, c’est une historisation. Et j’aime montrer dans l’écriture toutes les formes et les chemins que ces historisations peuvent prendre à travers le regard de différents personnages sur un même acte ou une même personne. Chacun cherche et construit quelque chose, et c’est dans cette construction que ce trouve la vérité du personnage. En sommes, la vérité du fait extérieur m’importe finalement assez peu !

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Parmi les personnages centraux, on trouve deux frères et leur père. Écrire des personnages masculins, ça représente une difficulté particulière ?

En vérité, toute la difficulté pour moi ça a été de pouvoir écrire des personnages féminins ! Depuis que je suis petite, j’écris sur et avec des personnages masculins. C’est à eux préférentiellement que je m’identifie et desquels je me sens le plus proche. Et les personnages féminins ont longtemps été un véritable problème pour moi : je n’arrivais pas à m’attacher à elles, je n’arrivais pas à leur accorder la même sincérité, je m’y prenais mal et avec ennui.
C’est cependant quelque chose qui tend à s’équilibrer depuis quelques années. D’ailleurs, si effectivement les hommes ont le beau rôle dans le premier tome de mon roman, le second sera l’occasion pour les femmes de se tailler la part du lion. Comme si l’ensemble de ce projet était aussi une façon de faire la paix pour moi autour de cette question du genre, en traitant tour à tour des problématiques masculines et féminines.

Tes textes sont mélancoliques et on y retrouve certains thèmes, comme la famille ou le thème du revenant. Faut-il y voir une dimension cathartique ?

Je dirais même qu’on est au-delà de la catharsis à ce niveau-là ! L’écriture de ce roman est pour moi exploratoire, presque qu’archéologique en fait. Maria Torok écrivait : « Tous les mots qui n’auront été dits, toutes les scènes qui n’auront pu être remémorées, toutes les larmes qui n’auront pu être versées, seront avalés. Avalés et mis en conserve. Le deuil indicible installe à l’intérieur du sujet un caveau secret. » Je sens en moi ce caveau et ces fantômes. Écrire revient à y creuser à mains nues et aussi, en quelque sorte, à redécouvrir une langue maternelle qui s’y était perdue. Je cherche énormément de réponses à mes questions dans l’écriture. Et souvent, le fait de chercher permet qu’elles se formulent et se révèlent.

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Quand on lit, sur ton blog, les présentations de tes projets d’écriture, on découvre que tu portes sur eux un regard analytique, presque critique. L’écriture, c’est principalement une démarche cérébrale selon toi ?

Oui, mais il ne faut pas oublier que toute activité cérébrale s’appuie avant tout sur le vécu d’éprouvés émotionnels. C’est parce qu’on éprouve des choses qu’on se met à avoir le besoin de les penser, parfois de les dire, et parfois de les partager. Ce qui est cérébrale dans l’acte d’écrire c’est le processus de symbolisation qui se créer dans le recours à la langue et aux mots. Mais ce qui fait la magie des mots c’est l’aller-retour, le dialogue et la mise en tension permanente du mot et de la chose brutes qu’il représente. Derrière les mots il y a les choses ressenties qu’il faut aller chercher, d’abord en soi, puis chez le lecteur. C’est l’enjeu du mot juste, comme tu en parles dans ton article !
Après, je suis effectivement quelqu’un qui se pose beaucoup de questions et de fait j’analyse beaucoup ce que je fais : je me demande pourquoi je le fais, je cherche à comprendre ce qui m’échappe. Avant j’avais peur de savoir pourquoi j’écrivais, je me disais que peut-être je n’aurais plus besoin d’écrire si je savais d’où venait ce besoin. Maintenant ça me soutient énormément d’en avoir une idée, même si ça ne sera jamais une idée complète et véritable. C’est juste une trace.
Donc oui, j’intellectualise mes émotions tout autant que mes émotions imprègnent et orientent mes réflexions.

Tu aimes explorer tes personnages, les questionner, les laisser mûrir, créer des playlists pour chacun d’entre eux. Tu ne crois pas à la spontanéité en écriture ? Tu les élabores comme des vins ?

Je crois totalement en la spontanéité dans l’écriture. C’est vrai que je passe beaucoup de temps a explorer mes personnages, à chercher à les comprendre et à les connaître, à chercher comment être proche d’eux et comment entendre leurs voix propres. Pour autant, tout ce travail là ne fait pas l’économie de la surprise quand vient le moment d’écrire, bien au contraire ! Au final, le résultat c’est que mes personnages sont quasiment indépendants de moi quand j’écris. Je me sens témoin de ce qui se passe, parfois je ne comprends rien et parfois je tombe des nues devant un secret qui se profile et que je n’avais pas vu arriver. Parfois ils mentent, parfois ils tentent de cacher des choses, et parfois ils balancent une bombe juste avant la fin d’un chapitre. Foutus personnages !
D’ailleurs, niveau spontanéité, je ne fais pas de plan avant d’écrire. J’ai une structure prête à contenir ce qui viendra, et je sais que je peux compter sur mes personnages pour qu’ils me racontent leur histoire. A partir de là j’écris et je découvre.
Donc non, mes personnages ne sont pas des vins, mais ils sont le corps et le cœur battant du roman. J’ai donc besoin de pouvoir les penser, presque les rencontrer en amont pour pouvoir me reposer sur eux et leur faire confiance, comme d’autre ont besoin de faire un plan avant de se lancer. Dans les deux cas, on sait très bien qu’on va être surpris au moment d’écrire !

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Qu’est-ce que tu ressens quand tu écris ? Est-ce un plaisir ? Un besoin ? Partages-tu les états d’âme de tes personnages ?

Quand j’écris je ressens avant tout l’immersion, et un état paradoxale de solitude accompagnée. Comme si je devenais le fantôme des fantômes qui me hantent lorsque j’entre dans le texte. De fait, je suis très proche des état d’âme de mes personnages, mais toujours un peu dans une position extime. Là où la catharsis est la plus forte finalement, lorsqu’on assiste avec une vue et une compréhension globale de ce qui se passe.
Je crois que l’écriture est assez pulsionnelle chez moi, et à cheval entre le besoin que ça sorte de moi et le plaisir de vivre le moment où ça se pense et existe hors de moi.

Il s’agit de projets aux longs cours. Certains sont en gestation depuis plus de dix ans. Il n’y a pas des moments où tu aurais envie d’écrire quelque chose de plus simple pour pouvoir te confronter aux lecteurs ?

Plus jeune j’écrivais des nouvelles, et donc j’ai déjà eu une petite expérience de la confrontation au lectorat sur internet. Cependant, je crois que je fais partie des écrivains acharnés qui n’écriront pas beaucoup de bouquins, mais qui y auront tout mis : sang, sueur, larmes et triperies. Mais comme pour le moment mes deux projets actuels prennent toute la place et réclament mon attention exclusive, ça ne me manque pas. Quand l’un devient trop lourd à porter, je sais que je peux me tourner un temps vers l’autre pour respirer un peu au soleil.

Tu as tenté l’expérience du NanoWriMo, qu’est-ce qu’elle t’a apporté ?

Ça m’a libéré d’un poids énorme ! Je suis une lectrice très exigeante, alors autant dire que je suis intraitable envers moi-même lorsqu’à mon tour j’écris. Le NaNoWriMo m’a vraiment permis d’opérer une séparation entre le moment où je crée et le moment où j’applique mon regard critique. Parce que c’est un fait, on ne peut pas écrire un premier jet si on passe son temps à lui reprocher de ne pas être doré à l’or fin et serti de rubis. Maintenant, j’accepte qu’il faut d’abord avoir la matière brute avant de songer à fignoler les détails, et ça me permet d’avancer sans avoir l’impression de pourfendre et d’anéantir le roman idéal et parfait que j’ai dans la tête.
Et, en conséquence, le NaNo m’a permis de retrouver le plaisir d’écrire beaucoup, écrire jusqu’au point où on est totalement à l’intérieur de la scène. Quelque chose que j’avais perdu avec mes années de fac de lettres. Ce qui m’a permis de reprendre confiance vis-à-vis de mon rapport à l’écriture, tout en le rendant bien moins douloureux.

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Tu administres un forum d’auteurs. C’est important pour toi, de te frotter à l’imaginaire des autres ?

C’est en effet très important pour moi. J’ai toujours évolué entourée d’autres personnes qui écrivaient elles aussi. Et je cherche à rencontrer ces personnes-là encore aujourd’hui, raison pour laquelle j’ai ouvert mon blog et que j’ai plaisir à traîner sur ceux des autres ! Le forum que j’administre est pour moi une mine d’or en terme d’émulation et de soutien, mais aussi en terme de transmission et de partage. On reçoit beaucoup, et encore plus quand on donne, car critiquer un texte qui n’est pas le nôtre est extrêmement formateur. Et c’est aussi très important pour moi de chercher à partager mon expérience en la mettant au service de quelqu’un d’autre, et de chercher à comprendre pourquoi les gens écrivent, et pourquoi ils écrivent tel ou tel roman. C’est une question qui me fascine, à tel point que c’était mon sujet de mémoire de master 1 !

Un conseil, une suggestion à ceux qui te lisent et qui ont envie d’écrire?

J’imagine qu’on leur aura déjà dit de lire beaucoup. Alors j’aimerais juste parler de mon expérience personnelle et dire qu’il faut s’écouter et écrire avec soi. Il y a plein de méthodes, de fiches, plein d’idées à exploiter partout sur internet ou dans la vie pour écrire. Mais toutes les réponses qui importent sont déjà en soi. Il faut les rendre accessibles et les faire germer. Prendre le temps de s’écouter, de se poser des questions, de chercher à y répondre, tout cela donne de l’assurance et une richesse infinie au roman. On écrit toujours pour répondre à une question, notre question, parfois sans le savoir, parfois sans la connaître vraiment. S’écouter, c’est chercher la question et se rendre compte qu’un roman écrit son auteur tout autant que l’auteur écrit son roman. Et je trouve ça très beau, mais je suis une grande sentimentale !

La publication, c’est quelque chose que tu envisages ? Qu’est-ce que ça représentera à tes yeux ?

C’est une question très compliquée pour moi. Je l’envisage oui, parce que je n’imagine pas terminer ces romans et les mettre dans un tiroir en me disant que c’était du bon boulot. Comme j’écris pour donner voix et témoigner de quelque chose qui a été vécu, je ne peux pas ne pas chercher à partager ce témoignage. L’édition ça représenterait un aboutissement et une séparation claire qui permettrait de m’acquitter de cela. Mais pour le moment c’est très tôt et très lointain encore. Je n’y pense pas trop.

Quand tu auras le Goncourt, qu’aimeras-tu qu’on écrive sur toi ?

Si un jour j’ai le Goncourt, je pense que j’aurais déjà écrit tout ce qu’il y avait à écrire sur moi ! Vous pourrez vous dire : bon débarras !

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14 réflexions sur “L’interview: C. Kean

  1. Super interview !
    Je connaissais déjà un peu C. Kean à travers son blog et certains ateliers d’écriture que nous avons en commun, et je dois dire que tes questions mettent bien en valeur tout ce qu’il y a de si particulier et romantique dans son approche de l’écriture. C’est passionnant, notamment cette perception du roman qui écrit l’auteur autant que l’inverse. Je crois que je n’ai pas encore trouvé les questions auxquelles je cherche à répondre, mais ma foi, je sens bien que mes romans sont un cheminement vers une forme de vérité qui m’est personnelle. C’est ce qu’il y a de si fascinant dans l’acte d’écriture !
    J’ignorais, par contre, que tu administrais ton propre forum ! Nous avons un parcours assez semblable de ce point de vue.

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  2. Une discussion digne de K. J’aime bien la décision de nommer le genre littéraire comme la musique. En musique, on dirait qu’on s’en permet plus, qu’on ose mieux les hybrides. Je décide donc de nommer mon genre de roman « Pagan Folk ». 😂 Merci Hirt pour cette rencontre!

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